""" Donnant-Donnant "
« Donnant-donnant »
Pourquoi évoquer une formule triviale, qui relève du langage courant et non du langage spécialisé des philosophes ?
C’est l’occasion de montrer que le travail du philosophe n’est nullement limité au champ clos des œuvres des philosophes et à leur vocabulaire ; cette formule peut bel et bien conduire à une analyse assez fine des rapports humains qui est indiscutablement du registre philosophique.
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Une première observation relève plus du français que de la philo, mais elle a son importance : c’est qu’en dépit de la présence réitérée du verbe « donner » au participe présent, la formule ne concerne a priori pas le don, car ce n’est jamais à l’occasion d’une libéralité, d’un cadeau que l’on y recourt, mais toujours lors d’un échange de ceci contre cela. Souvent dans la négociation préparatoire d’un contrat en soulignant que sa propre prestation sera subordonnée à une contrepartie à consentir par le partenaire. Cette interprétation indiscutable est corroborée par d’autres emplois du verbe, comme « donner quelque chose en dépôt à quelqu’un » qui exclut par principe de lui en faire don puisqu’il n’en est par hypothèse que le dépositaire passager.
La formule « donnant-donnant » est entrée dans la langue il y a un bon siècle et demi, pour dire que rien n’est donné qu’en échange d’autre chose : elle est le fait de quelqu’un pour lequel le souci et le calcul de ses intérêts éclipse toute générosité. Ainsi présentée, la formule semble marquer fortement une opposition dans les relations humaines entre l’échange et le don. Le premier champ serait caractérisé par la cession ou la concession de quelque chose à autrui moyennant une contrepartie équivalente : « donnant-donnant ! ». Dans l’autre champ, il y aurait abandon gratuit de quelque chose à quelqu’un, sans demande d’une quelconque contrepartie. D’un côté se profilent des tractations pour parvenir à un équilibre supposé des prestations, de l’autre s’exprime la libéralité de quelqu’un qui spontanément se défait irréversiblement d’un de ses biens par cette seule déclaration : « je te le donne » ou « je vous le donne ».
Le premier domaine, celui des échanges, joue un grand rôle dans la vie sociale car il oblige à tisser des liens pour satisfaire ses propres besoins, et donc à rester dans des relations pacifiques avec les autres, à rechercher la concorde tout en restant guidé par le souci de son propre intérêt. C’est ce que la philosophie de Montesquieu au dix-huitième siècle a cerné en le baptisant « le doux commerce ». La divergence des intérêts n’empêche pas des relations équilibrées de s’établir, chacun étant prêt à faire certains sacrifices pour parvenir à ses fins, et c’est ce qui peut aboutir à des conventions, à des contrats entre individus ou entreprises, à des conventions internationales et des traités entre Etats, pour peu que chacun soit loyal et raisonnable dans des tractations qui peuvent toujours aboutir ou avorter.
A cet égard, la formule « donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure », dont l’origine est incertaine mais la reprise assez courante pour désigner ce qui serait un marché de dupes, est une caricature humoristique du « donnant-donnant » ; car précisément il n’y a de véritable remise que d’un côté, ou, à tout le moins, donner n’a pas du tout le même sens dans la formule « donner sa montre » et dans l’autre « donner l’heure » -la donner ne vous en privant nullement.
Donnant-donnant semble donc bien énoncer la loi des rapports négociés avec autrui, que l’objet de la négociation soit économique ou financier, social ou politique, diplomatique ou stratégique : chacun ne consent jamais un sacrifice par rapport à sa situation ou à ses espérances de départ que dans la mesure où il croit obtenir en retour une contre-prestation qui constitue pour lui un avantage dans la poursuite de ses fins. C’est ainsi que les choses n’avancent que donnant-donnant, que par exemple le locataire entrant dans les lieux peut accepter de faire lui-même certains travaux qui ne lui incombent pas seulement s’il obtient en retour une réduction des premiers loyers.
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Tous ces rapports avec autrui reposent sur le calcul par lequel l’intelligence parvient à ses fins avec une certaine habileté. Mais cet aspect positif, réel, n’empêche pas une vision plus négative de l’opération comme « marchandage », sinon « discussion de marchands de tapis ». Elle est associée à une certaine incapacité à appréhender le rapport aux autres en transcendant ses intérêts et son égoïsme au sens courant du terme.
Et évidemment « le don » fait l’objet d’une valorisation morale par contraste : certes Saint Martin ne donne au pauvre homme que la moitié du manteau qui lui appartient, c’est un partage, mais cette aliénation est unilatérale, sans condition ni contrepartie. Elle témoigne d’une générosité, d’une compassion peu courante, et l’expérience du réel, avec ses duretés, nous apprend qu’il ne faut en général pas s’attendre à ce que les choses soient ainsi données, mais qu’il va falloir les payer ou les gagner d’une autre façon : il n’est pas grand-chose qui s’obtienne sans contrepartie, clairement exigée dès le départ dans le meilleur des cas, souvent réclamée après coup dans les autres.
« Donnant-donnant » serait ainsi la règle des relations humaines, dont le don serait une réconfortante exception.
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Sauf que… les choses sont en réalité beaucoup moins simples, et dans une certaine mesure encore plus sombres !
On est amené à revoir la question dès lors qu’on est instruit d’un certain nombre d’études d’anthropologie et de sociologie parmi les plus célèbres, et notamment un fameux Essai sur le don de celui qui passe pour un des fondateurs de l’anthropologie, Marcel Mauss (1872-1950) neveu du père de la sociologie du XXème siècle Emile Durkheim. On a aussi en mémoire l’importance qu’a donnée ensuite à ces analyses Lévi-Strauss (1908-2009) en montrant que les relations matrimoniales –le mariage- pouvaient s’inscrire aussi dans le cadre de ce qu’avait mis en évidence Marcel Mauss.
De quoi s’agit-il ? Mauss a montré que la plupart des dons s’inscrivent dans un jeu social de dons et de contre-dons, donc un système de prestations réciproques. Et ceci non du fait de quelque perversion de l’homme moderne, mais dans toutes les sociétés. La solidarité sociale repose très largement sur ces dons et contre-dons.
Il y a finalement peu de dons qui soient l’expression d’une libéralité unilatérale. La réciprocité dépasse donc de beaucoup le champ que nous lui avions primitivement affecté, celui des échanges. En période de fin d’année, les gens font des cadeaux à ceux qui leur en font, de même que les usages sociaux exigent que les invitations se rendent, qu’on invite à son tour ceux qui vous ont invité. Idem pour un service rendu entre voisins ou ami, un « coup de main » « à charge de revanche ».
La découverte de ce que le champ de la réciprocité est ainsi beaucoup plus vaste que celui des échanges où règne le principe du donnant-donnant tend, si on a une réflexion superficielle, à faire tenir l’opposition entre les échanges et les dons pour une apparence, si ce n’est pour une hypocrisie sociale : si, dans bien des cas, recevoir ne va pas sans donner soi-même, si les présents nous obligent –tant au niveau des individus que des Etats comme on le constate avec les cadeaux faits lors des visites des dirigeants- alors on se dit que décidément, les relations humaines échappent assez marginalement au « donnant-donnant ». Les sociologues ont même souligné qu’il était humiliant de ne pas pouvoir rendre au moins l’équivalent, et que ce qu’on était capable de donner était un indice de son aisance et de son rang (ce qu’on voit quand Alexandre se dit disposé à offrir à Diogène ce qu’il veut !). Du coup, on a le sentiment désabusé que le fossé qui censé séparer l’unilatéralité sympathique du don, du marchandage des accords conventionnels sur le mode du donnant-donnant est un miroir aux alouettes.
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Au risque de surprendre, il semble que c’est peut-être aller un peu vite en besogne que de se dire : puisque décidément on n’a rien sans rien, puisque le plus souvent on ne donne qu’en sachant très bien qu’il y aura une contreprestation, alors c’est toujours « donnant-donnant » !
Il n’est pas sûr que cette formule ne constitue pas au contraire le moyen d’identifier précisément ce qui sépare l’échange et le don. Elle est en réalité le marqueur de la vraie différence entre les conventions et les dons. Celle-ci, qui ne consiste pas dans la présence ou l’absence de réciprocité, n’en est pas pour autant inexistante. Dans les deux cas il y a en général une compensation à ce qui est concédé par l’autre.
Mais quand je dis : « c’est donnant-donnant ! », cela vaut mise au point !
Celui qui s’exprime ainsi écarte explicitement toute confusion de l’opération en cours avec un don, fût-il de ceux qui appellent à terme un retour. Il pose ouvertement l’exigence d’une contrepartie dont le principe doit être immédiatement certain, même si son exécution peut être différée en raison de sa nature. Il n’est pas question qu’il y ait de sa part « un geste » si de l’autre côté on campe sur ses acquis.
Au contraire, dans le don, rendre peut bien être une obligation qu’imposent les usages, les convenances et plus encore le souci d’entretenir les bons rapports avec le partenaire. En aucun cas néanmoins, cette attente ne peut se dire, et elle fait même souvent l’objet d’une dénégation. Le retour, s’il vient, viendra en son temps, et il ne pourra pas plus sans une grossièreté insigne se présenter comme la contrepartie de la prestation antérieure que celle-ci ne pouvait traduire l’attente d’une libéralité analogue.
Comme toujours, le social se présente comme « tout naturel », c'est-à-dire exactement ce qu’il n’est pas. Malgré la pression sociale, on reste dans le champ de l’éventuel, et non du certain ; au mieux, du probable.
Sa prestation amorce une dynamique dont on espère qu’elle se poursuivra, permettant ainsi des relations qui, au fil des ans, vont se resserrer entre ceux qui deviennent des amis au sens classique du terme et non au sens de ce mot dans les réseaux sociaux.
Alors qu’il faudrait un cynisme ou une grossièreté inouïe pour subordonner son invitation ou son cadeau à la réciprocité, il est tout à fait courant dans l’échange contractuel qui se prépare de faire intervenir dans les pourparlers, la négociation une subordination claire et nette de la concession qu’on pourrait faire à l’existence d’une contrepartie déterminée : « je veux bien… mais alors vous, de vôtre côté… ».
La plupart du temps, il faut même que cette contrepartie puisse être tenue pour équivalente, car cette équivalence garantit que l’accord en vue sera équilibré, que, chacun y trouvant son compte, l’accord des volontés pourra intervenir. On a vu que dans « donne-moi ta montre et je te donnerai l’heure » c’est précisément le caractère purement verbal de l’équilibre des prestations qui crée l’impression caricaturalement grotesque de la proposition.
Mais cependant dans un certain nombre de cas, non négligeable, l’équilibre des prestations peut fort bien n’être que symbolique. La raison la plus fréquente tient à l’inégalité de situation concrète entre les partenaires. Ainsi, dire « donnant-donnant », c’est essentiellement marquer que l’on n’est pas prêt à faire seul les efforts et les concessions, c’est simplement écarter délibérément et explicitement toute espérance chez l’autre d’unilatéralité et de libéralité. On souligne qu’on ne lâchera rien sans un minimum de réciprocité.
Faut-il vraiment donner un exemple dans le jeu des tractations entre parents et enfants sur les sorties et le rangement de la chambre, l’augmentation de l’argent de poche et un minimum de participation aux tâches collectives ? Dès que l’autre consent à son tour un avantage jugé suffisant, alors les partenaires sont quitte et l’accord intervient.
Ils ne s’engagent par là à rien d’analogue à l’engagement dans un cycle indéfini de prestations porteuses d’approfondissement des liens. Le champ des échanges, celui qui est bien celui du donnant-donnant, a des ambitions plus modestes en termes de rapports humains que celui du don, des présents et des invitations réciproques.
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L’examen de la formule apprend ainsi deux choses dont les enjeux philosophiques ne sont pas négligeables.
On aurait pu penser que l’intérêt de s’y arrêter serait théorique, en faisant prendre conscience d’une extension de l’échange bien plus grande encore que ce qu’on croît. Ce n’est pas faux au sens où la réciprocité intervient bien au-delà des échanges économiques, des relations contractuelles qui occupent pourtant déjà une grande place dans la vie sociale. Décidément, l’être humain inscrit largement son activité dans des relations qui sont à double sens.
Mais, dans la mesure où la réflexion conduit à ne pas pour autant considérer comme purement apparente la séparation entre échanger et donner, la conséquence majeure qu’il faut en tirer est d’ordre pratique : il est capital dans le rapport à autrui de savoir et de dire clairement dans quel registre de la réciprocité nous entendons nous situer ; de ne jamais perdre de vue ce qui distingue la disposition d’esprit de celui qui donne, fût-ce avec l’attente implicite d’un retour, de la disposition d’esprit de celui qui négocie, traite voire marchande avec un partenaire les conditions d’un accord à trouver sur le plan commercial, social, politique ou diplomatique.
Dans ce champ là, il ne faut pas s’attendre à des cadeaux. Le savoir, c’est avoir le sens du réel, et la philosophie, à cet égard, conduit à cesser de se raconter des histoires.