Première question : Quand est-on soi-même ?
" C'est cela que nous sommes. Zéro et en même temps tout le monde. Etre soi-même, rien que soi-même, c'est inouï. Mais comment y arriver ? Comment y parvenir ?"
Henry Miller, Le sourire au pied de l'échelle, Paris, Buchet-Chastel, 1953
Qui ne se pose la question de savoir quand on est soi-même ? Bien conscient de ne pas se comporter toujours de manière conforme à ce qu’on tient pour sa personnalité, de jouer dans les relations sociales et dans sa vie professionnelle un rôle, un personnage assez différent de ce qu’on est en réalité…
Ce constat va de pair avec un soupçon d’inauthenticité, voire d’aliénation et un malaise plus ou moins profond.
Mais, en dépit de ces observations communes, non contestables, on peut, en réfléchissant un peu, se rendre compte qu' il y a des raisons de s’étonner devant une telle question. Donner à penser, c’est le montrer et quelques remarques non moins incontestables y suffisent.
Indices de la difficulté
Et d’abord, cette question n’a pas le même sens selon le ton avec lequel vous la prononcez, et le contexte : faut-il la lire comme une simple invitation à distinguer des moments où l’on se risque à être naturel par opposition à d’autres où ce n’est pas le cas ? ou faut-il la lire de façon plus suspicieuse, comme un doute sur la possibilité même d’être soi-même, de se montrer comme on est, comme si toujours des pressions, des craintes nous interdisaient de nous montrer authentiques.
Lecture plus dérangeante, qui remettrait en cause une illusion d’être soi-même.
Deuxièmement, cette question suppose au minimum qu’on n’est pas soi-même en permanence. Ce qui est quelque peu surprenant au regard de la notion d’identité ("être"), qui implique qu’en dépit de tout ce qui m’arrive et des changements qui m’affectent, je suis toujours moi-même –celui que désigne mon identité par rapport à tous les autres, y compris mes propres frères ou sœurs, mes homonymes, voire ceux qui usurperaient mon identité en se faisant passer pour moi-même. Intermittence ou permanence – il faudra articuler les observations de départ avec la continuité de l’identité…
Le comédien, personnage privilégié pour poser le problème
Pour retrouver une base ferme, chacun peut alors se dire qu’il peut repartir d’une situation où par nature on n’est pas soi-même. On se fait passer pour un autre, par exemple pour donner le change, pour ne pas être reconnu.
Or, il est un lieu où c’est la règle du jeu, le théâtre, où le comédien endosse un personnage au point que selon Michel Bouquet celui-ci doit éclipser autant que possible l'acteur, plus encore que ce n’est le cas au cinéma où les gens viennent aussi le voir en personne.
Apparemment on a là une première réponse à la question, et très nette : en jouant, le comédien est métamorphosé en un autre, il n’est plus vraiment lui-même, et il le redevient à la fin des représentations.
Pourtant ce n’est pas si simple, à lire de près l’ouvrage de Michel Bouquet, car en même temps il souligne que le personnage révèle au comédien des zones d’ombre qui sont ce qu’il ne connaît pas de lui-même, et qu’un comédien ne peut pas vraiment bien jouer ce qui est trop contre sa nature.
Qu'est-ce qui est en jeu : l’être ou la vérité de l’expression ?
Ces observations obligent à ne pas opposer de façon simpliste le personnage joué à la personnalité ; et dans la vie réelle, même si selon la formule des Stoïciens, « le monde est un théâtre », les rôles que nous jouons concourent à l’expression de nous-même. Même si la vie sociale impose des masques, nous ne cessons pas pour autant tout à fait d’être nous-mêmes…
Nous révélons à travers ces masques des facettes de notre personnalité qui peuvent concourir, une fois devenues conscientes, à permettre de devenir soi-même. Si j’ai dû me montrer plus souple que d’ordinaire, peut-être est-ce l’entrée en scène du négociateur que j’ai finalement du plaisir à être.
Mesurons tout de suite ce en quoi cette réflexion est féconde : nous soupçonnions que la question pouvait appeler une réponse du type « jamais », faute de pouvoir vraiment, en raison des relations sociales, nous montrer tel que nous sommes vraiment ; or, nous venons de voir qu’en un autre sens, on peut être tenté de répondre « toujours », en dépit de ce derrière quoi nous nous protégeons. Celui qui fait l’insolent en classe, "l’abonné aux sales notes" ne cesse pas d’être le gamin mal à l’aise, pour qui sait interpréter ses provocations.
Donc, contrairement à ce que dit la formule, ce n’est pas tant l’être qui est en cause, que la vérité dans ce qui s’en manifeste. Etre soi-même, c'est se montrer comme on est, et il y faut du courage dans l'affirmation de soi, avec une indifférence assumée à ce qui peut plaire ou déplaire aux autres.
Trois figures philosophiques marquantes à cet égard
On pense d'abord, quand on évoque le profil de l'homme qui reste lui-même par opposition aux opportunistes qui changent non seulement de visage mais de comportement en fonction de ceux qui les regardent, au portrait dressé par Aristote (Ethique à Nicomaque IV) de l'homme franc et sincère. Il se montre comme il est, aussi bien dans ce qu'il dit que dans sa manière d'agir. Contrairement au vantard comme au faux modeste, il est habité par le souci d'être vrai aussi bien vis à vis de soi que des autres.
Ce type d'homme est par nature étranger à la question que nous traitons, puisque ce qui le caractérise est d'être toujours soi-même. Il est hors de question de n'être soi-même que lorsque çà nous arrange, que quand çà ne risque pas de nous nuire, en fonction du "qu'en dira-t-on?". Celui qui n'est pas capable d'être soi-même en permanence manque à la fois d'indépendance d'esprit, de confiance en soi et d'estime de soi. Il n'est pas vraiment maître de lui-même. Ne l'est pas plus celui qui s'abandonne à l'impudence, étale sa grossièreté ou son enflure sans vergogne ni respect de la sensibilité des autres. Etre soi-même n'implique pas l'absence de considération des autres, mais seulement le refus d'adopter une conduite visant à leur plaire, à les flatter, les manipuler ou les intimider.
A l'époque moderne, Rousseau a dénoncé avec véhémence l'hypocrisie sociale en assumant dans les Confessions le projet de se peindre comme il était. Mais le proclamer avec autant d'ostentation peut sembler une posture. Faire semblant de se livrer peut aussi être une façon d'endosser un autre rôle, celui de la victime, du persécuté.
Plus crédible a pu paraître, deux siècles avant Rousseau, Montaigne et ses Essais, qui font de lui-même, de ses fluctuations et même de ses contradictions "la matière de son livre". Sa manière d'échapper à son rôle social de maire de Bordeaux pour se retirer dans sa "tour d'ivoire", y réfléchir et y écrire, illustre le besoin de prendre en compte sa nature profonde, quoique les autres puissent en penser. Oser se montrer comme on est, c'est ne pas chercher à masquer ses doutes, son inconstance, ses diverses facettes, ni sa difficulté à devenir soi-même. C'est donc le verbe "être" qui est finalement en cause.
Comment peut-on être soi-même tout en changeant ?
Nul n'est un être tout d'un bloc, identique à lui-même à travers le temps. Ce que nous appelons notre identité s'est construit par la médiation de l'identification à un certain nombre de modèles auxquels on a cherché un temps à ressembler plus ou moins consciemment : expressions, gestes, postures, façons de s'habiller, démarche etc. C'est à travers cette série d'identifications que chacun s'emploie peu à peu à devenir soi-même, à trouver sa propre individualité et à affirmer sa personnalité ; celle-ci demeure à jamais travaillée par des forces multiples, des aspirations contradictoires qu'il cherche à concilier tant bien que mal selon les circonstances.
On n'est donc jamais soi-même par la permanence de son identité, jamais "idem" ce qui supposerait que nous ne changions pas. On est toujours soi-même en revanche pour autant que, dans tous les changements qui nous affectent, nous nous reconnaissons comme un seul et même sujet : c'est bien moi qui ne me suis pas montré très courageux ce jour-là, et puis qui me suis repris, qui ne cache pratiquement rien à certains autres et qui me suis pourtant comporté avec beaucoup de méfiance à l'égard de tel individu etc. Pas "idem", mais "ipse" en termes latins, d'où les philosophes ont tiré "ipséité" : être soi-même, en dépit de ses évolutions, de ses changements et de ses contradictions. Cette distinction est traduite par le titre de l'ouvrage publié en 1996 par Paul Ricoeur "Soi-même comme un autre".
Bilan : Au terme de ce cheminement, on a avancé sur trois points, et chacun correspond à une difficulté dans l'énonciation même de la question faussement simple qui était posée.
A qui réfléchit un peu saute aux yeux la contradiction entre l'extrême généralité du "on" et le mérite assez rare qu'il y a à oser "être soi-même". Quand "on" fait quelque chose (acclamer, conspuer, se bousculer, propager une rumeur etc.), c'est le grégarisme qui règne, le comportement de troupeau, la contagion des passions, et pas le souci de sa singularité ni de la fidélité à sa personnalité propre.
Deuxième acquis, cette fidélité n'est pas fixité, stabilité exclusive de diversité, de changement. Il n'y a d'identité qu'au fil d'identifications commencées dès l'enfance, mais dont aucune ne nous comble jusqu'à ce que nous finissions par trouver un style personnel. Nous sommes héritiers de toutes sortes d'autres sans lesquels nous ne serions pas devenus ce que nous sommes, et pourtant différents même de nos propres frères et soeurs. Toujours en train d'évoluer tant que nous sommes réellement vivants, mais nous reconnaissant comme celui auquel est arrivé tout ce qui a fait notre histoire.
Mais l'acquis le plus important, c'est que si nous partons pour être des intermittents du rester soi-même, nous faisons à coup-sûr fausse route ! C'est une vue bien superficielle des choses notamment que de se figurer qu'il suffit que les autres ne se trouvent pas là pour que je puisse enfin être moi-même. L'enfant qui fait une bêtise en l'absence de ses parents est habité par l'idée de ce qu'ils diraient s'ils le voyaient. Cela pimente l'opération tandis qu'il continue à agir en fonction de l'interdit. Quand il en sera à s'opposer frontalement, ce sera un peu plus pour leur faire reconnaître le droit de devenir lui-même, et non le prolongement d'eux-mêmes dont ils avaient rêvé.
Quelqu'un ne peut être soi-même qu'à temps plein. Il s'efforce à tout le moins de le rester en dépit de toutes les pressions, les influences qui s'exercent pour le conditionner et l'instrumentaliser. Sinon, il suit le mouvement et le sens du vent.
Cette question, tout compte fait, ne peut être que désespérée ou cynique.
Désespérée, elle l'est si elle insinue que jamais on n'a la fermeté suffisante pour ne pas être manipulé. Ce qui est hélas sûrement vrai en général, pour "les gens" que désignait le "on". Mais la considération des artistes majeurs, comme Schubert, Cézanne ou Picasso, rend moins négatif car si nombreux que soient les héritages qu'ils assument et si diverses soient leurs créations au fil du temps, ils sont toujours eux-mêmes.
Ou alors la question est cynique, elle est le fait d'hommes si peu soucieux de leur ego, de leur personnalité propre, qu'ils ont fait leur pour toujours le renoncement à l'affirmer en toutes circonstances ; voués ainsi à se satisfaire d'espaces résiduels où il leur serait enfin loisible de ne pas se laisser envahir par l'empiètement des autres sur leur propre existence. On va tout droit alors vers la réponse : dans sa salle de bains !
Pour aller plus loin :
Aristote, Ethique à Nicomaque, éd. Garnier Flammarion
Montaigne, Essais, éd. Quarto en français moderne
Rousseau, Confessions, éd. Folio-classique
Nietzsche, Aurore, II, §105, l'égoisme apparent, 1881 voir onglets "textes"
Henry Miller, Le sourire au pied de l'échelle, Paris, Buchet-Chastel, 1953
Claude Romano, Etre soi-même, une autre histoire la philosophie, 2019, Folio-essais