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Socrate et Diogène, deux figures emblématiques de la philosophie

      Une énigme, voilà deux personnages de l’antiquité grecque, au tournant du Vème et du IVème siècle (époque dite classique) qui ne sont ni les fondateurs de la discipline ni des auteurs d’œuvres même perdues : ils ne sont donc pas connus par des œuvres, mais par de simples témoignages. Pourtant ils incarnent la philosophie. Ils en sont des figures allégoriques.

       Ils sont à la fois liés –Platon a présenté le second comme « un Socrate devenu fou » et bien distincts, ne fût-ce que pour la raison suivante : Socrate est un athénien, le citoyen que la Cité a condamné à mort et exécuté en 399, à 70 ans et c’est cette exécution qui a détourné le jeune Platon de la vie politique au bénéfice de la philosophie ; alors que Diogène est un exilé, et donc à Athènes un étranger;

      La relation entre les deux est manifeste : Socrate apparait comme un tournant dans l’histoire de la philosophie, une sorte de réorientation fondamentale dont se réclament ensuite deux héritages : celui, dominant qu’on appelle le « grand socratisme » incarné par Platon puis Aristote, et l’autre, rassemblant trois écoles qu’on désigne comme les « petits socratismes », dont l’école des cyniques. C’est à celle-ci que se rattache Diogène, qui, sans en être le fondateur, en est la figure la plus connue.

     D’autre part, les deux personnages ont laissé l’image d’hommes qui interpellent leurs contemporains de toutes conditions et dérangent. En les mettant dans l’embarras, ils visent à les faire réfléchir.

   L’importance de Socrate dans la lecture de l’histoire saute ainsi aux yeux : il est le repère décisif dans la réorientation de la philosophie, qui était jusque là avant tout une philosophie de la nature. C’était une interrogation sur le ou les principes premiers des choses. Après? elle intégre une réflexion sur l’homme, la société etc.

    Tous ceux des philosophes qui ont précédé Socrate ont, malgré les différences qui les opposent, été regroupés sous l’étiquette de « présocratiques » et tous ceux qui l’ont suivi sont supposés se rattacher au socratisme –le grand ou les petits !

      Socrate n’a rien écrit mais est le personnage central d’écrits nombreux de plusieurs auteurs, il n’a jamais ouvert ni dirigé d’écoles, mais après lui toutes celles qui s’ouvrent se rattachent à lui d’une manière ou d’une autre. Curieux bonhomme !

     Je vais soutenir ici que les choses ne sont ainsi que grâce à l’extraordinaire opération réalisée par Platon qui a constitué dans ses Dialogues, à partir de l’homme Socrate dont nous savons un certain nombre de choses le personnage Socrate dans lequel nous ne parvenons guère à démêler la créature de Platon du Socrate historique.

     A cela deux raisons : dans certains Dialogues le personnage est très proche du vrai Socrate et dans d’autres il est constitué en porte-parole de thèses platoniciennes dont Socrate n’a jamais eu connaissance.

     De plus, au témoignage de Platon s’ajoute celui de Xénophon, qui est une autre apologie, une autre défense de Socrate. Pas très facile à concilier l’une comme l’autre avec la caricature qu’en donne le dramaturge Aristophane dans les Nuées. En sorte que vouloir retrouver le « Socrate » historique, celui avec lequel les Athéniens discutaient, parait chimérique.

     La question est plutôt de comprendre comment cet homme du Vème siècle a pu vivre et mourir d’une façon qui en a fait le personnage philosophique par excellence. Et lui a fait traverser les siècles au point que par exemple nous disposons d’un long poème de Lamartine intitulé « La mort de Socrate », datant de 1823.

     On peut d’abord rappeler ce qu’on sait à coup sûr de l’Athénien né en 469 et mort en 399, alors que Platon avait 28 ans, avant de voir les idées ou les notions que nous associons encore aujourd’hui au personnage.

Socrate est fils d’un sculpteur, Sophronisque et d’une sage femme Phénarète au métier d’accoucheuse. A cette activité de sa mère, il raccorde sa propre pratique. Il a épousé une femme de nature acariâtre : Xanthippe. On sait aussi qu’il s’est comporté en soldat vaillant lors de trois expéditions militaires, qu’il a osé rester ferme en deux autres occasions où, en résistant aux pressions, il risquait sa vie (le procès fait aux généraux responsables de ne pas avoir ramenés les corps de naufragés après la victoire des Arginuses contre Sparte/ le refus d’aller chercher Léon de Salamine que les Trente voulaient exécuter).

    Pour le reste, il intervient dans les conversations de ses contemporains et les embarrasse par ses questions qui visent à leur montrer qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent, en les mettant en contradiction avec eux-mêmes.

    On sait enfin qu’il est visé par un procès en impiété, comme beaucoup d’autres à l’issue duquel il sera condamné à boire la cigüe et on connait les noms et les métiers de ses trois accusateurs : un riche tanneur, un poète et un orateur. Trois dialogues de Platon tournent autour de ce procès et de la mort de Socrate : l’Apologie de Socrate raconte le procès et sa défense, le Criton son refus de s’évader pour échapper à la sentence et le Phédon, la dernière conversation avec ses disciples sur l’immortalité de l’âme et sa mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        Quant au personnage, il est à tout jamais associé à quatre idées : la nécessité de se connaître soi-même, la conscience de son ignorance, l’ironie, la maïeutique ou art d’accoucher les esprits.

        D’abord il reprend à son compte la formule gravée au fronton du temple de Delphes « connais-toi-même » qui est une invitation à faire retour sur soi-même. La finalité est de saisir ce qui nous fait homme au lieu de se borner à la recherche d’une vérité relative à la réalité extérieure ; c’est cette connaissance de soi qui permet de ne pas se tromper sur son véritable bien.

         Soutenir que « nul n’est méchant volontairement » comme le fait Socrate, ce n’est pas, comme on pourrait croire, ignorer notre distinction entre les actes volontaires comme l’homicide ou le viol et les actes involontaires comme l’homicide par imprudence. C’est dire que dans tous les cas on ne les commet que par erreur sur son propre bien : ne pas laisser de témoin, obtenir la satisfaction de ses pulsions sexuelles, arriver plus vite.

        L’homme qui agit mal prend pour son bien ce qui n’est qu’un avantage à court terme, il se trompe sur son véritable intérêt.

        D’autre part, Socrate est l’homme supérieur aux autres par la conscience qu’il a de son ignorance par rapport à ceux qui croient savoir et qui se font des illusions sur leur connaissance. Une anecdote raconte que la Pythie, la prophétesse répond à un de ses amis, Chéréphon, qu’il est le plus sage des hommes. Pour comprendre cet oracle, Socrate mène l’enquête jusqu’à ce qu’il découvre ce qui a pu fonder cette réponse. Depuis, il intervient en considérant que c’est une sorte de mission, quand d’autres s’opposent en fonction de leurs opinions arrêtées ou quand d’autres encore se targuent de la maîtrise d’un savoir-faire, et faisant mine d’être admiratif, il les questionne jusqu’à les mettre en contradiction avec ce qu’ils ont dit quelques minutes auparavant, ce qui prouve leur ignorance réelle.

      On touche ici à la troisième idée liée à la figure socratique : l’ironie, qui désigne et c’est le sens premier du mot, ce procédé d’interrogation malicieux qui amène l’interlocuteur à la contradiction sans qu’il le sente venir. L’ironie socratique ne correspond donc pas tout à fait à l’emploi actuel le plus courant qui l’associe à l’antiphrase comme quand nous disons « ah te voilà déjà » à quelqu’un qui arrive avec 20mn de retard ! Elle consiste à mettre quelqu’un dans l’impossibilité de fournir une réponse cohérente à la question de savoir ce qui définit ce dont il se faisait fort de parler en connaisseur. Faire naître le doute est déjà le signe d’un ébranlement des opinions, qui est le premier acte philosophique : tant que les hommes sont persuadés de savoir, ils ne s’interrogent pas, ils essayent d’être persuasifs pour faire que leur opinion l’emporte : problème rhétorique, auquel Socrate oppose sa dialectique – cette recherche commune de la vérité par le dialogue.

       Enfin nous associons le personnage à cet art d’accoucher les esprits d’une vérité que soi-même on ne prétend pas détenir, que désigne le terme de maïeutique. Socrate est supposé l’avoir hérité de sa mère, à cette différence près qu’une femme enceinte est censée toujours grosse de quelque chose de consistant, alors que la délivrance est souvent pour les esprits délivrance d’une idée vaine – une sorte de flatulence mentale si vous m’autorisez cette image- et moins souvent mise au jour d’une vérité consistante.

        On comprendra que bien souvent Socrate quitte un interlocuteur médusé puisqu’on reste sur un échec en ayant simplement  pris conscience des limites de sa connaissance. Dans les dialogues de Platon la notion de « dialogues socratiques » ne désigne pas ceux dans lesquels intervient le personnage de Socrate, mais ceux qui ainsi n’aboutissent pas, par opposition aux dialogues de la maturité de Platon dans lesquels on a à la fin une réponse positive à la question, comme la République où on sait à la fin en quoi consiste la justice.

       Le philosophe qu’incarne Socrate est ainsi quelqu’un de dérangeant, de déroutant, et d’énigmatique, d’équivoque : à des Grecs qui ont profondément intériorisé l’idée d’une harmonie de la beauté humaine, il oppose l’alliance d’une laideur de l’apparence corporelle avec une beauté intérieure. Dans les métaphores de Platon qui donnent une image zoologique de son action, on trouve à la fois le poisson-torpille dont la piqûre paralyse et celle du taon qui aiguillonne la cité. Enfin à ceux qui l’accusent d’impiété il oppose le langage religieux de la vocation, de la mission divine, et de cette voix intérieure –ce que les grecs appellent le démon de Socrate ; qui intervient quand il faut le détourner de faire quelque chose. Or cet homme qui use de ce vocabulaire religieux, en même temps soumet tous les propos à la critique rationnelle et à l’exigence de cohérence avec une sorte d’obsession de la logique.

       C’est cet aspect qui conduit Nietzsche au XIXème siècle à interpréter le personnage de Socrate et la réorientation qu’il incarne comme porteurs d’une dégénérescence culturelle par atrophie des instincts, des pulsions vitales inhérentes aux êtres vivants au profit d’une hypertrophie de la raison qui aboutit à déprécier la vie, de la valorisation de la connaissance et de la théorie. Et du coup, Nietzsche tient pour fondamentaux et Heidegger le suivra sur ce point, les penseurs présocratiques.

      Touche finale sans laquelle Socrate n’aurait jamais été constitué en allégorie de la philosophie : le procès et la mort. Car les procès en impiété étaient nombreux, et même le procès assorti de l’accusation de pervertir la jeunesse par ses idées, la mort n’avait rien d’inévitable.

      Mais voilà un homme qui mène une défense provocatrice, en suggérant que la sanction juste serait de le nourrir aux frais de la cité, voilà un homme qui refuse absolument une évasion organisée par ses amis au nom de la cohérence et de la soumission à l’autorité des lois, même si en l’espèce elles sont mal appliquées, et enfin, voilà un homme qui déclare avant de boire la cigüe qu’il s’est employé toute sa vie à libérer son âme de son corps et de ses passions en sorte qu’il ne peut que se réjouir que la mort achève le travail.

      Cette mort voulue et sereine, mise en scène par Platon qui n’y a pas assisté, incarne à tout jamais le refus de faire de la vie le plus grand des biens, le refus de survivre à tout prix et la capacité humaine à placer au dessus d’elle d’autres valeurs, en l’occurrence la vérité.

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       L’autre figure, c’est une sorte de réactivation provocatrice de ce qu’il y avait de subversif chez Socrate. Diogène de Sinope, une petite cité sur une péninsule de la rive sud de la mer Noire, aujourd’hui en Turquie, est né en 413 et il a donc 14 ans de moins que Platon.

       Il n’est donc pas un athénien né de parents athéniens, c’est un homme qui n’est arrivé à Athènes que parce qu’il a dû fuir sa terre natale, son père, un changeur ayant fait de la fausse monnaie.

     Comme les cyniques vont reprendre à leur compte l’insulte qui leur est lancée par les gens comme il faut, « Chien » -c’est une des origines du nom de l’école, en revendiquant d’être effectivement des chiens qui aboient pour réveiller, qui mordent pour avertir des dangers, Diogène assume son héritage de faussaire, il est celui qui trouble le jeu social, qui joue avec les conventions sociales.

       Le premier était atypique, un original assez dérangeant, un type inclassable. Celui est un provocateur agressif, l’acteur d’une mise en cause frontale des manières de vivre communes. Il va, habillé d’un manteau en haillons, porte pour tout avoir une besace et un bâton ; après avoir vu un enfant boire dans ses mains, il a fini par se défaire même de son écuelle et de son gobelet comme superflus ! Il peut dormir n’importe où, dès lors qu’il a un abri, et la légende a rendu célèbre le tonneau de Diogène, en réalité une grande amphore couchée dont l’orifice est assez grand pour permettre d’y trouver refuge.

David, la mort de socrate

Titre 2

David, La mort de Socrate

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J.L.Gérôme, Diogène dans son amphore

    Comme chez les autres cyniques, c’est la simplicité de la nature qui est constituée en modèle par opposition à l’inutilité des richesses pour être heureux comme à l’hypocrisie et à la fausseté des conventions humaines : la femme est pour la première fois traitée en égale de l’homme, et les besoins sexuels sont satisfaits en public que ce soit de manière solitaire ou en couple.

       Cette subversion de la hiérarchie n’épargne rien dans l’ordre social et pas même les plus puissants : ainsi à Alexandre prêt à lui montrer sa puissance par un présent quel qu’il soit, Diogène aurait fait l’affront d’un geste du bras l’invitant à s’ôter de son soleil !

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G. Gandolfi Diogène et Alexandre

        De même, fait prisonnier et donc conduit sur le marché aux esclaves, Diogène suggère au crieur de demander « qui veut acheter un maître ? » L’insolence est sans limites, et là où Socrate employait l’ironie, la petite question vicieuse, envoyée avec un sourire narquois, l’arme de Diogène est le sarcasme mordant. Il ne s’agit plus de montrer l’inconsistance de beaucoup d’opinions communes, il s’agit de prendre systématiquement le contre-pied de ce que font la plupart des hommes en perdant leur vie à courir après un bonheur que la nature seule, dans son peu d’exigence, suffit à assurer. Il s’agit de ridiculiser bruyamment la suffisance, la bêtise et la vanité.

     Certes on se dit que c’est un peu facile et que jouer le rôle cynique peut n’être qu’une posture adoptée avec ce que j’appellerai des signes extérieurs de pauvreté : crasse ; habits déchirés, agressivité, attitudes provocatrices.              Ainsi ceux qui prétendaient dénoncer la mascarade finissent par cacher des gens qui jouent leur rôle dans la mascarade sociale. Les Anciens ne s’y sont pas trompés et cela a beaucoup nui au cynisme à Rome.

     Mais comment expliquer dans ce cas la célébrité de Diogène ? Comment expliquer que depuis les années 50, des gens aussi sérieux que Jacques Rueff, Roger Caillois ou Jean d’Ormesson, qui évoque plus pour nous les rapports mondains et les beaux quartiers que la vie frugale dans un tonneau, aient titré Diogène une des plus célèbres revues de sciences humaines trimestrielles (aujourd’hui numérisée) ?

     C’est que sous la provocation se sont exprimées chez les cyniques des idées très nouvelles qui allaient connaître un brillant avenir non seulement dans la suite de l’antiquité mais jusqu’à nos jours.

       J’en retiendrai trois.

1/ quand Diogène se promène en plein jour avec une lanterne en gueulant « je cherche un homme », c’est la naissance du nominalisme, cette position philosophique essentielle qui suppose que seuls existent les individus et que les notions générales ne sont que des noms qui ne nous sont utiles que pour classer. « L’homme » çà n’a pas de réalité –pur anti-platonisme qui pose lui, que rien n’a plus de réalité que les Idées, les essences, car elles seules sont immuables. Le débat entre nominalisme et réalisme des essences fera rage au Moyen-âge sous le nom de querelle des universaux (12ème à 14ème siècles)

2/ quand il revendique son statut d’exilé, Diogène ne constitue pas Athènes en refuge, il affirme qu’il est chez lui partout dans le monde, qu’on est citoyen du monde avant de l’être de telle ou telle cité : c’est le cosmopolitisme qui se fait jour.

3/ enfin quand il fustige l’accumulation des richesses, la course à la puissance, il pointe le fait que les hommes sont les artisans de leur propre malheur, et qu’il leur suffirait de vouloir être heureux pour l’être, compte tenu du caractère très limité de nos besoins réels si on prend la nature comme norme. Ce sera la grande thématique des écoles de l’époque hellénistique qui suivra, et notamment l’idée de suivre la nature est au coeur du stoïcisme et  de l’épicurisme. Ce n’est pas l’étude qui permet d’atteindre la sagesse après des années et des années, c’est l’ascèse, les exercices spirituels et la maîtrise de soi pour ne plus se lancer dans une course absurde à l’accumulation des biens.

        La référence à Diogène s’est diffusée bien au-delà des cyniques et a fini par éclipser le goût de la provocation, de l’insolence et de l’impudence.

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